Carnet de tournée de “Pôle emploi ne quittez pas!”, Café des images, 2015

Le Tour de France

La tournée a mal commencé, car elle a débuté avec une interdiction, une censure même. Alors que nous attendons de la part de la direction de Pôle emploi une date pour organiser la projection de restitution du film aux agents qui ont participé au tournage, ce moment crucial pour tout documentariste, j’apprends par des conseillers qu’une projection sur un DVD piraté, avec ciné-conférence de la part de la hiérarchie, est organisée le lendemain, sans que ni la production ni moi-même n’ayons été averties. Nous nous manifestons auprès de la direction, qui nous déclare que l’agence sera fermée manu militari si nous tentons de venir. Le lendemain, nous nous y rendons malgré tout. En sonnant à la porte de l’agence que j’avais fréquentée, pour le film, pendant près de deux ans, alors que les conseillères répondent: « Ah, Nora, on t’ouvre! », les chefs du service Com’ rétorquent : « Si vous lui ouvrez, c’est à vos risques et périls. » Le reste de l’histoire a terminé dans la presse : le service communication de Pôle emploi a finalement fait le boulot d’un attaché de presse du film. C’est parfait.

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Ensuite, lors d’une (très) avant-première à Bruxelles, je tombais sur un public plié en deux. Peut-être que Pôle emploi apparut à nos voisins comme une bonne « histoire française ». Ils n’en croyaient pas leurs yeux ni leurs oreilles, et me demandaient si telle ou telle scène avait été scénarisée. Ouf, on va pouvoir rire pendant cette tournée, me dis-je. Plusieurs mois plus tard, l’infléchissement des débats deviendra palpable suite aux évènements de Charlie Hebdo. Le film n’adopte pas le registre de la caricature ou de la satire, mais il nous permet, je crois, de sourire de réalités tragiques avec les conseillers Pôle emploi eux-mêmes. Et là où, à l’automne, des spectateurs militants me disaient que le rire ne suffit pas, que ce n’est pas tout de survivre par l’humour (mais qu’il faut lutter, se syndiquer, renverser les coupables, etc.), en janvier, le ton avait changé : rions, nous transformerons le monde.

en janvier 2015, le ton avait changé : rions, nous transformerons le monde.
Nous sommes en octobre, cette fois-ci en France. Une quarantaine de débats m’attendent dans les mois à venir. Je commence une petite tournée en Savoie, organisée avant la sortie par les distributeurs. Ce soir, La Turbine à Cran-Gevrier. Y aura-t-il du monde ce soir ? Qui sera le public et quelles seront leurs questions ? Est-ce que la projection sera de bonne qualité ? Le long des rails me colle aux yeux une affiche de Don Quichotte en alphabet géorgien et le rêve qui s’en est suivi, retour nocturne de ces rushes jamais utilisés que j’avais tournés dans un gigantesque cinéma abandonné près de Tbilissi, dont la cabine de projection disparaissait sous un amoncellement de bribes de celluloïds, de gravats, de boîtes de films. Sur le sol, froissée mais bien lisible : l’affiche. Date de la première : 1989. Et petit à petit, le long des rangées de sièges défoncés ou recouverts de toiles d’araignées, une foule joyeuse, en habits contemporains, s’installe.

Ceci n’est pas un film militant

L’hiver à Brest
Première fois que je mets les pieds dans le Finistère. On me loge somptueusement dans une chambre d’où j’aperçois le port et un ciel bleu et rose polaroïd. Alors que je passe rencontrer vers 19h le projectionniste du cinéma Les Studios afin de vérifier le son et l’image, on est en train de lever dans le hall les derniers étals d’une vente coopérative de légumes qui a attiré une foule animée. L’exploitant m’explique que ce transformisme fidélise le public, faisant du cinéma un point de rendez-vous dans la ville. Je dîne seule de l’autre côté de la rue à côté d’une table accaparée par une discussion sur l’Association d’aide aux Veuves et Orphelins de la Marine. Ils sont nombreux, tu sais. De retour aux Studios, alors que j’attends la fin du film, on me présente Félix, un chat à l’anthracite soyeux et aux yeux bonhommes, qui déambule les pattes sur la caisse, connu pour suivre l’exploitant partout où il se déplace, et pour le point d’honneur qu’il met à accueillir les spectateurs sur le seuil du cinéma. Dans la salle 3 s’achève au même moment une séance de Sud eau nord déplacer, d’Antoine Boutet, qui en est à son 5e jour d’exploitation. « ça marche? – Non, pas du tout. – C’est pourtant un magnifique film », nous accordons-nous. – Oui, mais il vaut mieux des séances uniques avec intervenant ou via une association, comme vous faites. Vous obtenez 90 entrées en une seule fois plutôt que 35 en une semaine. » J’en prends de la graine, un peu triste quand même (90, 35, c’est peu, pense le chat Félix, mélancolique sous le crachin brestois).

De fait, les séances avec débats fonctionnent généralement bien, mais c’est un travail de titan pour la distribution, qui doit pactiser avec un tissu d’associations ou de réseaux dits militants (AC!, Culture en marche, Nouvelle donne, mouvement Utopia, Fédération des chômeurs et des précaires, ATTAC, ADN …), des syndicats (CGT, SNU, SUD), des centres de recherche (CSO, CNAM, CEE), et enfin des partenariats médias (Rue89, Politis,…).

Histoires de montage

Au Méliès de Montreuil, une spectatrice trouve que le montage est « très hâché, rapide, enlevé ». Qu’ai-je voulu dire? À Pessac, au cinéma Jean Eustache, on me fait remarquer que le film est monté, donc que j’ai « manipulé » la réalité. À l’Utopia de Toulouse, une réalisatrice me demande combien d’heures de rushes j’avais et durant combien de mois j’ai monté. À Lyon, des étudiants posent la même question. Le montage constitue l’objet de questions récurrentes – je pense beaucoup plus qu’à propos d’une fiction – et une zone du travail filmique méconnue. Ce soir-là, à Pessac, je tente de répondre à la question de Nicolas Milesi.

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Il y a d’abord une pile de rushes : j’en avais environ 110 heures. Après dérushage, j’ai décidé que nous ne travaillerions qu’à partir de 45 heures, avec Anne Souriau, la monteuse. Tu te fais un mur de post-it, correspondant à des séquences, des personnages et des thèmes, et dans le logiciel de montage, tu organises des « bout-à-bouts » (« Guichet », « Radiation », « Ateliers », « Conflits », etc.). Ces post-it renvoient aussi aux transcriptions des dialogues, 300 pages imprimées recto verso qui gisent sur le bureau de la monteuse et le mien. À partir de là, tu cherches les points d’accroche. Comme chez Lucrèce, dans De Natura Rerum : les atomes crochus. La matière tient parce que les atomes, les particules de matière, ont de tout petits crochets qui leur permettent de tenir entre eux. Tous les atomes ne s’accrochent pas. Tu cherches des rapports d’analogie, des rapports d’illustration, des rapports de développement, des rapports d’opposition, des rapports de contradiction, des rapports d’ironie… Dans le cas précis de ce film, chaque décision a une part d’éthique en plus de la nécessité cinématographique de la narration, du tempo, de l’émotion, de la continuité, etc. Je me dois d’œuvrer avec sincérité et honnêteté vis-à-vis des rushes et de ce que j’ai observé en général à Pôle emploi. Une scène placée après telle scène n’aura jamais le même sens et le même effet qu’avant telle autre ou après une troisième, et souvent une seconde de plus ou de moins au niveau de la coupe change littéralement le sens d’une séquence. C’est ainsi, et c’est difficilement théorisable. C’est souterrain et obscur, parfois jubilatoire aussi.

J’avais une vision assez claire du mouvement global du film avant d’entrer en montage : le film devait commencer au guichet de l’agence, interface avec le monde extérieur et lieu connu de tous, puis s’enfoncer dans les couches intérieures de l’agence, remonter la cordée du management, puis s’achever sur ce qui peut sembler déterminer le sens de l’activité de l’agence, soit le champ du politique. Mais dans le détail, avant de travailler avec la monteuse, c’était encore très flou. Je pourrais comparer mon cheminement – et je dois dire notre cheminement – d’un plan à l’autre comme une évolution le long d’un mur d’escalade. Tu as un mur énorme et insurmontable face à toi, doté de beaux points d’accroche (les séquences que tu crois être incontournables, les liens existant entre telle et telle idée, ou tel phénomène), tu les vois déjà et te dis que tu vas forcément passer par là pour atteindre le sommet. Mais une fois en route, tout change. Sur le mur d’escalade, il y a une intelligence du corps à l’œuvre, c’est un peu ton corps qui décide, tes mains, tes pieds, ton dos, tes jambes. Dans le montage, c’est ton corps en lien avec les images, leur rythme, leur texture et leurs sous-entendus, qui va décider. Tu entres dans une vision « microscopique », ce qui dans un premier temps ressemble fort à vouloir nager à angle droit dans de la boue. Parfois, tu suffoques, tu perds la vision d’ensemble et de détail (les « projections de travail » sont là pour te rappeler que tu n’y es pas du tout), et tu rentres chez toi en maudissant cette journée de montage qui n’a mené nulle part, en étant convaincue qu’il n’y a plus de film possible. La matière se délite. Le lendemain, on continue pourtant à se déplacer, précautionneusement, et l’on tente de nouvelles prises, des prises modestes. Il n’y aura jamais d’observateur extérieur et surplombant qui pourra retranscrire le chemin parcouru (comment imaginer un film ou un livre sur ce façonnage perpétuel qu’est le montage, façon Le mystère Picasso de Clouzot ?). Et puis un beau matin, après des mois d’obscurité maigrement éclairés de quelques lueurs, te voilà arrivé au sommet, l’air est fin, la vue claire. Tu as un film, tu as une structure, qui elle-même propose un chemin au spectateur, et un chemin, c’est cela la beauté de la chose, qui n’a rien à voir avec le chemin que tu as parcouru ni au montage ni au tournage, même s’il en demeure des échos. Tu as un nouveau chemin. Tu as un film à montrer et à défendre.

Après, plus tard, tu te diras qu’il y avait peut-être un autre chemin, mais qu’en chemin, avec toute ton intelligence et tous tes efforts, tu es allé de point en point en faisant au mieux. Et très vite, si les rushes sont bons, si tu maîtrises ton film et si tu t’entends bien avec ton monteur, les points d’escalade du mur auront disparu, tu les auras oubliés, tu ne sais même plus par où et comment tu es passé. Tu te dis : ça ne pouvait pas être autrement. Il n’y avait aucune alternative, c’était cette ligne qui était contenue dans les rushes, et aucune autre. Il y a un moment où ton film est verrouillé.

La télé et Pôle emploi

Nous revoilà à Paris. L’année commence frileusement. Le lundi 5 janvier 2015, dans la petite salle du Chaplin-Denfert, il n’y a personne, et encore : les spectateurs se sont tous terrés au balcon. Parler, le col tordu, à cinq invisibles. Et pas de question. Me revient en tête le génial entretien bifrons de Philippe Noiret pour la collection « Cinéma cinémas » : dans sa chambre d’hôtel (en tournée), il répond à chaque question du journaliste par la thèse et l’anti-thèse. S’il aime faire la promotion de ses films ? Il trouve cela merveilleux de prolonger ainsi la réflexion autour du film, de se confronter au public, de voyager de ville en ville. Puis, cut, et toujours sur le même ton, rond et avenant : C’est systématiquement éprouvant, le public pose toujours les mêmes questions, on n’a qu’une envie, c’est de rentrer chez soi…

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D’utilité publique

Finalement, depuis le balcon, la voix d’une jeune femme s’élève, presque en colère : « Mais pourquoi ne voit-on pas ce genre de film à la télévision ? Votre film est inaccessible en salles, alors qu’il devrait atteindre le plus grand nombre et passer à la télé, que tout le monde le voie. » Sans relever le paradoxe du vide de la salle (cercle vicieux de la fréquentation et de la disponibilité du film au cinéma), je m’attarde sur cette question car elle m’a été posée un nombre notable de fois par les spectateurs, soulignant en creux qu’ils considéraient le film comme d’utilité publique et que c’est pour eux le rôle même de la télévision que de montrer de tels films.

Finalement, depuis le balcon, la voix d’une jeune femme s’élève, presque en colère : « Mais pourquoi ne voit-on pas ce genre de film à la télévision ? »
De fait, Pôle emploi ne quittez pas a une drôle de relation à rebondissements avec la télévision. Au départ, je me battais pour que le film existe coûte que coûte et aurais embrassé n’importe quelle filière pourvu qu’elle produisît le film – un mélange d’inexpérience et d’obstination. La première société de production qui accompagna le film misait sans hésiter sur la filière audiovisuelle, pensant que, « vu le sujet », un pré-achat de chaîne ne serait pas compliqué. Il n’en fut rien. France 5, puis France 2, puis Arte, puis France 3 déclinèrent. Les raisons invoquées variaient de l’habituel et opaque « Cela n’entre pas dans notre ligne éditoriale » à « Le chômage c’est glauque, nos téléspectateurs n’en veulent pas. » France 5 détenait encore les droits d’un film sur le sujet, et la télévision pense par « sujet ». Certains chargés de programme étaient charmés par le projet car il leur rappelait les absurdités bureaucratiques de leur propre employeur, soit France Télévisions. Mais plus mon travail avançait, plus je consacrais de mois à l’écriture, au repérage puis au tournage, plus il m’apparut que le projet prenait une dimension qui dépassait celle de la télévision. Son écriture s’affranchissait de ce que pratiquent les cases « documentaires » des chaînes, qui sont des cache-sexe pour du reportage. A ce titre, le film me semblait aussi dès lors mériter un public et une couverture presse qui dépassent ceux qu’un documentaire télé reçoit.[1] La dégradation de l’offre documentaire sur les chaînes publiques et notamment sur Arte faisait d’ailleurs l’objet de commentaires fréquents lors des débats. Grâce à l’engagement de la société de production Gloria Films puis des distributeurs Docks66, le film a donc pris la voie de l’exploitation cinéma. Mais un film peut encore a posteriori être acheté et diffusé par la télévision. Las, toutes les chaînes ont de nouveau décliné après la sortie.

Les rendez-vous ratés avec Pôle emploi

Parmi ces exploitants, beaucoup me racontent avoir tenté d’impliquer l’agence locale dans la projection, en collant des affiches sur le site et en conviant le directeur de l’agence à venir participer au débat : peine perdue. En Midi-Pyrénées et dans le Loiret, les directeurs d’agence répondent qu’ils ont reçu « des instructions » et qu’ils ne peuvent cautionner un film « mensonger ». A la question de savoir s’ils l’ont vu, ils répondent sans ciller : « Non ». Heureusement, les employés de Pôle emploi ne s’arrêtèrent pas là : il n’y eut pas une projection-débat au cours de la tournée sans la présence d’au moins un agent ou un ex-employé. Je les reconnais tout de suite aux sourires ou aux soupirs qu’ils expriment à des moments bien précis du film. Pendant le débat, leurs réactions sont très attendues par le public, car le réflexe commun est encore et toujours de confronter un documentaire à des témoignages de première main afin de mesurer la vérité du film. Evidemment, la très grande majorité des témoignages dans les salles concorde.

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Lors de séances à l’Espace St-Michel à Paris, au Méliès au Montreuil et au Ciné104 à Pantin, notamment, ce sont plutôt des managers qui prennent la parole — jusqu’à des cadres s’occupant de communication ou de « la qualité service client » à la Direction générale —, avec ce mélange de lucidité aiguë et de résignation qui ne cessera jamais de m’étonner. Ils abondent dans le sens du film, vont aussi beaucoup plus loin (ils auraient voulu que je remonte la courroie, que j’aille me promener à la direction nationale), apportent des illustrations et des explications extrêmement fines, des récits plus surréalistes encore. Le public est saisi : la fiction qui semble à l’œuvre dans le film serait la vérité vraie. Dans certaines salles plus généreuses que d’autres, des spectateurs à la fois curieux et solidaires posent la question : « Mais pourquoi diable restez-vous? » La réponse est systématique : « Parce que nous voulons continuer à œuvrer pour le service public de l’emploi…»

Dernière danse

Le plus beau aura été de voir des gens entrer dans le cinéma comme en une maison ouverte et demander : Qu’est-ce qui passe maintenant ? Cela n’existe pas vraiment dans les grandes villes. Les écrans brillent de leur perpétuelle disponibilité. Cela rejoint ce que disait Barthes de l’expérience du spectateur de cinéma, cette disponibilité anonyme, alanguie, donc érotique, qui brille dans le corps installé dans les rangs noirs de la salle. Je ne pense pas que beaucoup de gens soient entrés dans une salle qui passait Pôle emploi ne quittez pas de cette façon, ouverte, disponible, mais ceux qui l’ont fait, je les ai remerciés intérieurement.
Le débat lui-même est une épreuve de disponibilité, et une tentative de contact, un peu comparable au tournage. On réalise des films documentaires par vœu de contact, pour toucher de son propre corps le réel des autres, le bruit, la peine, l’éclat, les directions plus ou moins hasardeuses que leur monde prend. On filme pour toucher et être touché. Le documentaire est un art haptique. Je ne peux décrire l’acte de filmer en documentaire autrement que par la circulation d’une énergie, et par l’engagement physique donc moral du réalisateur dans le réel qu’il investit. La tournée prolonge cette étrange danse où il faut chaque instant donner de soi tout en ne fusionnant jamais avec son objet, laisser parler le réel de l’autre tout en maintenant une distance qui permet le discours.

Pendant le tournage, le corps du réalisateur ne doit pas être une force occupante, mais une invitation au contact, une pâte sur laquelle le réel va s’imprimer. Il doit, je crois, fonctionner comme une sorte d’interface. A la fin du film La punition, Jean Rouch lit en voix off cette citation de L’amour fou de Breton :

« Aujourd’hui encore, je n’attends rien que ma seule disponibilité, que cette soif d’errer à la rencontre de tout. » (dans le cadre strict de ma caméra, ajoutera le documentariste)